............Je ne sais pas depuis combien de temps j’étais là, à rêvasser, observant le gigai grisâtre et sens lents mouvements de bras alors qu’il flottait au milieu du formol, tantôt il montait un peu, tantôt ses pieds touchaient presque le sol. La chose semblait de facture raisonnable et en état d’accueillir une âme. Sans âme, on est condamné à errer ainsi dans un bocal, au milieu de ce liquide un peu vert. C’est étrange. je me demande s’il est en train d’évaluer ma vie, de se dire qu’alors que je suis de l’autre côté de la paroi de verre, j’ai plus de chance que lui, ou si être dépourvu «d’âme» lui enlève cette possibilité.Après tout, je ne suis qu’une âme et viennent souvent des moments où je ne raisonne pas, où j’agis par habitude. J’ai conscience du monde qu’il y a autour de moi, et parfois, je ne le ressent pas, l’impact que celui-ci peut avoir sur la personne de «je» est nul, simplement inexistant. Un pléonasme s’est glissé dans mes pensées, c’est étrange, surtout étrange le fait que je raisonne mon propre raisonnement dans un chemin qui n’avais aucun rapport avec celui qu’il était destiné à emprunter au départ.

............Une heure, peut-être? Où étais-je là depuis moins de temps? Voire plus? Enfin, ce n’est pas en me comparant à l’objet devant moi que je vais faire avancer ma tâche. Je dois aller présenter un rapport à Kurotsuchi-sama, l’équipe d’Akon-san a fini l’expérience sur les papillons messagers de synthèse et leur durée de vie est si basse qu’on ne peut espérer les utiliser à des fins d’espionnage. La vie artificielle, les Mod souls, les autres «âmes» crées, c’est fascinant. Une âme et un corps se complètent, c’est certain, puisque avec les corps de synthèse et les Mod souls, on obtient un être vivant, capable de bouger, s’exprimer, un «moi» de synthèse pourrait logiquement être crée, par exemple. Mais même en sachant cela, en étant capable de construire un gigai de piètre qualité, par rapport à la pièce que j’avais devant moi, et sachant vaguement comment ont été crées les Mod souls, je n’ai pas encore une idée précise du rôle de chacun, même en les voyant séparés au quotidien. Le corps ressent-il la blessure, contractant ses muscles, et souffre-t-il, ou la souffrance est-elle du lot de l’âme?

............Je me détournais du sujet de mon observation et commençais à marcher dans le couloir bordés de tubes remplis du même liquide. Je fronçais mes sourcils noirs et m’adossais à l’un d’eux, avant de croiser les jambes et d’observer mes mains.

............Après tout, je ressemble à un corps, même si je ne peux toucher que la matière spirituelle, on est donc un peu pareils et aussi complémentaires, c’est un peu comme un puzzle qui marcheraient alors que les pièces ne s’emboîteraient pas, mais se chevaucheraient légèrement l’une l’autre, représentant une même chose à l’endroit du chevauchement, ce qui fait du corps et l’âme deux pièces connectées et détachables? L’expérience m’a bien montré que les deux pouvaient être détachés une fois. Est-ce qu’on peut dire que ce que je suis est un corps sous une seconde forme, puisque je peux mourir à nouveau?

............Je soufflais et jetais un regard en arrière, en direction du gigai. Se dire qu’on était pareil ne me servirait à rien, décidément. Je poussais le tube derrière moi de mes épaules pour m’en détacher et tournais les talons pour chercher encore Kurotsuchi-sama.

............Cette longue interrogation n’avait servi à rien, définitivement, mais c’était distrayant. Peut-on dire qu’elle a servi à ma distraction? Je ne crois pas considérer ma distraction comme quelque chose d’utile, n’aurais-je pas été simplement aussi distrait en continuant ma route? Enfin, qu’est-ce que je cherche, déjà?

............Un bruit me fais me retourner. Je reconnais vaguement Kuhora-kun, cette demoiselle qui avait récemment intégré la division. Je me demande à quelle place elle est, c’est étrange de voir quelqu’un de nouveau pouvoir passer près de la salle du «matériel» d’expérience de cette classe, même si ce n’est pas encore du niveau de la réserve du capitaine. Enfin, qu’en sais-je, je suis arrivé directement Yon-Seki dans cette division... Je cherchais Kurotsuchi-sama, c’est ça.

............Je repris ma route et arrivais dans une vaste salle largement éclairée, quatre lits dressés à chaque coin de la pièce, l’un petit, le second à ma taille, je le savais, quand au troisième et quatrième ils étaient qualifiables de grand et de très grand, et je savais que dans les tiroirs de fer en dessous de chacun d’eux se trouvait du matériel de dissection, aussi avais-je tout naturellement cherché le capitaine dans cette pièce. Je fis demi-tour, m’apercevant de mon erreur, et ce faisant, une mèche de mes cheveux, pourtant assez courts, vint se glisser dans mon œil. Je frottais celui-ci de ma manche droite et tournais à gauche, après avoir quitté le couloir où j’avais remarqué le sujet de distraction précité.

............Des shinigamis semblaient s’échanger leurs notes dans le couloir. Je pris une inspiration profonde, mais discrète, et m’affublais de mon éternel sourire.

............Fukamichi Notsue était un shinigami au teint pâle, récemment devenu Fukutaisho de la douzième division, et il parcourrait les couloirs de bureau de recherche technologiques, gratifiant d’un bonjour enjoué, comme à son habitude, les shinigamis en train de comparer les graphiques sur la résistance à la pression spirituelle de différents animaux vivants. Ceux-ci lui répondirent d’un sourire, et l’un d’eux se retourna après son passage pour lancer «Bonne journée, Fukutaisho-sama!». Tardivement car le titre de Fukutaisho était habituellement attribué à une jeune femme, si on puis l’appeler ainsi, constamment flanquée au capitaine de division, Kurotsuchi Nemu, et celui qui possédait désormais ce titre bifurqua à droite dans le couloir.


............«Fukutaisho-sama», c’est vrai, je suis devenu vice-capitaine, à la place d’une défunte, de quoi rendre ces félicitations ridicules. Enfin, défunte, dans quelle mesure? Enfin, non, j’ai assez épilogué là dessus, ce n’est pas le moment d’y penser encore. Enfin, si, je parlais d’humain crée, c’était la fille du capitaine, mais il l’avait crée et l’avait adoptée? Je me demande ce qu’il pouvait ressentir pour un être crée par lui-même. De la fierté? De l’amour? Je n’ai pas vu réellement la tristesse sur son visage depuis l’accident, mais est-ce qu’il est triste? Cet être est fascinant également, féru de science, à se demander s’il ne vit que par elle ou s’il a des sentiments en dehors. Enfin, je suppose qu’il a des sentiments. Comment je réagirais si une pièce magnifique qui ne serait ni gigai et mod soul, mais un véritable être que j’aurais pu éduquer et appeler ma fille était décédé? Détruit? Franchement, je n’en sais rien, je ne sais même pas si je réagirait. Je suppose qu’il doit être triste, un peu.

............Je jetais un œil vers la pièce, à ma droite, non éclairée. un débarras, je crois, mais je ne m’y attarde pas pour vérifier, le capitaine n’y sera pas. De toute façon, triste ou pas, l’important, c’est d’être encore et toujours de bonne humeur et il finira par être de bonne humeur, même s’il l’est déjà en ce moment, enfin, je suppose.

............Sur cette pensée, j’entrevis de la lumière à ma gauche, dessous la porte d’une salle qui devait se trouver derrière la pièce où s’effectuaient les dissections. Sans trop me rappeler de quelle pièce il s’agissait, je m’approchais et m’apprêtais à frapper à l’obstacle lorsque je reconnu la voix du capitaine. J’écoutais quelques secondes pour vérifier qu’il fût seul, et pris soin de retenir ce qu’il disait au cas où ce fût important et que je puisse lui faire oublier, car même un grand scientifique, face à ce genre d’imprévu, peut avoir un trou de mémoire. Je me raclais silencieusement la gorge, et dit lentement, d’une voix forte avec des intonations légèrement exagérées.

............«Kurotsuchi-sama, êtes-vous un corps, une âme, l’alliance des deux et selon votre réponse y a-t-il des choses que vous pouvez ressentir grâce à votre état, spécifiquement à celui-ci ou qui pourrait être ressenti par vous sous d’autres états?»